jeudi 18 février 2010

Critique 131 : OCEAN, de Warren Ellis et Chris Sprouse

Ocean est une série limitée en six épisodes publiée en 2004 par DC Comics sous la bannière Wildstorm, écrite par Warren Ellis et illustrée par Chris Sprouse.
Bien qu'il s'agisse d'un récit complet, détaché d'autres oeuvres de l'éditeur ou de l'auteur, cette production fait implicitement partie d'une sorte de trilogie de l'espace imaginée par Ellis et qui regroupe Ocean, Ministry of Space (dessiné par Chris Weston) et Orbiter (dessiné par Colleen Doran). Plus largement, on peut lier Ocean à la thématique développée par le scénariste depuis Planetary.
L'autre influence évidente de cette histoire est le roman Solaris de Stanislas Lem, adapté au cinéma par Andreï Tarkovski puis Steven Soderbergh.
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Cent ans dans le futur, l'inspecteur en charge des armements pour les Nations Unies Nathan Kane est envoyé en mission sur Europe, une des lunes de Jupiter. Là-bas se trouve une base, elle aussi affiliée aux Nations Unies, Cold Harbor, dont les quatre membres enquêtent sur les océans d'Europe où ils ont découvert les vestiges d'une ancienne civilisation - des cercueils et des armes capables de détruire une planète entière.
Le problème est que cela a été également localisé par une compagnie privée, Doors, qui convoitent ces reliques à des fins autres que scientifiques. Kane devra donc pacifier la situation et faire en sorte que ces armes de destruction massive ne tombent pas entre de mauvaises mains, ce qui ne va pas, bien entendu, aller de soi...
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Le casting de cette histoire est son premier atout et il est traité avec un soin remarquable, Ellis donnant à chacun de ses personnages une vraie voix. Chaque protagoniste a son moment sans que cela soit déconnecté du récit : au contraire le récit affine la personnalité de chacun et se déroule en allant crescendo, culminant, comme dans un western, dans un réglement de comptes cloturant l'intrigue de manière spectaculaire.
Un des éléments les plus originaux est que le héros, Kane, nourrit une aversion pour les armes (son père a été tué à la veille de l'application d'une loi en interdisant l'usage) : mais ce sentiment l'aide pour mener à bien sa mission, avec intransigeance, et ce n'est qu'en dernier recours qu'il emploiera à son tour un arsenal et fera preuve de violence, sans plaisir - mais sans hésitation non plus.
Le personnage n'est pas sans évoquer la création la plus mémorable d'Ellis, Elijah Snow, le leader de Planetary, un homme capable à la fois de prendre du recul et d'agir au meilleur moment, qui choisit rapidement son camp et ne s'en laisse pas compter, et qui aime les interlocuteurs ayant du répondant.
Les dialogues du scénariste ne décevront pas ses fans (et séduiront les autres) tant ils sont comme d'habitude ciselés. Le meilleur de cette partie se situe sans doute dans les échanges entre Kane et Fadia Aziz, qui commande la station de Cold Harbor, une femme au caractère affirmée comme la technicienne Siobhan Casey : Fadia est le contrepoint de l'ombrageux Kane, embarrassée par la tournure qu'a prise la situation depuis la découverte des reliques mais déterminée à tenir la compagnie Doors à distance. Par contre, la relation qui se noue entre Siobhan et Kane se joue sur un mode ludique, ironique, et même souvent sarcastique, la mécanicienne prenant un malin plaisir à défier l'autorité du visiteur.
En comparaison, les personnages d'Anna Li, l'analyste de la station, et de John Wells, le scientifique de la bande, sont plus effacés, mais cela ne signifie pas qu'ils sont sous-traités par Ellis, avant tout soucieux de diversifier les caractères. Anna incarne le détachement et orientera l'aventure de façon décisive dans sa dernière ligne droite. Quant à John, sa situation sera à l'origine d'un suspense final lorsque Kane et son adversaire devront s'affronter.
Le méchant de l'histoire est une figure trouble, immédiatement et durablement inquiètante : c'est un manager schizophrène résolu à se débarrasser de ceux qui l'entraveront, dont les intérêts de sa firme correspondent avec ses aspirations intimes. Son face-à-face avec Kane est voué à se terminer dramatiqement pour l'un d'eux, sans qu'on soit sûr du nom du vainqueur. Là encore, cette figure tourmenté et diabolique n'est pas sans rappeler le chef des Quatre dans Planetary, ce qui à défaut d'être original démontre la constance de l'oeuvre d'Ellis.
Le point qui pourra le plus prêter à discussion est l'allusion sans fard que fait Ellis au logiciel Windows - auquel le nom de la compagnie Doors fait indéniablement référence. La domination de son système informatique est l'objet d'une critique évidente, par opposition au souvenir idéalisé de la conquête spatiale qui passionne Kane (et Ellis, comme en témoignent d'autres titres de sa bibliographie - cf. Orbiter, Ministry of Space, Planetary).
Ellis dépeint le rapport à la technologie et à la science avec une touche unique, à la fois fasciné et prudent : il est incontestable que l'auteur est inspiré par cet aspect, vu la récurrence de ce thème dans son oeuvre, mais aussi lorsqu'on observe avec quelle minutie il représente cet univers en le rendant le plus crédible possible dans le cade historique de son récit. Ellis n'hésite pas à consacrer des pages entières pour montrer l'arrimage d'un véhicule spatial à une station ou pour explorer les abysses d'Europe.
La confrontation orchestrée par l'auteur entre les machineries complexes de l'homme et la puissance de la civilisation endormie flottant dans l'océan de cette lune lointaine aboutit à un discours équivoque : Ellis suggère que tous les instruments du progrés humain ne pèsent finalement pas lourd face aux pouvoirs d'un peuple provenant de la nuit des temps. Mais c'est surtout le détournement de ces puissances antiques par les hommes qui fait peur.
Ces descriptions d'engins spectaculaires fournissent néanmoins et surtout à Ellis les jouets pour des mises en scène comme il les affectione, dignes des blockbusters hollywoodiens. Et ce n'est pas le dénouement qui démentira cette préférence. Mais cela procure aussi au lecteur un enchaînement de scènes grandioses et jouissives après un récit tendu et incertain.
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Tout cela est (plus que) parfaitement traduit par le fantastique graphisme de Chris Sprouse. Son trait élégant et épuré, très "ligne claire", rend totalement justice a script d'Ellis et on peut apprécier dans cet album le travail méticuleux avec lequel l'artiste a conçu personnages, décors et équipements, aboutissant à une oeuvre d'une qualité rare.
Sprouse a été le collaborateur d'Alan Moore sur la série Tom Strong, une école exigeante dont profite cette mini-série. Son art du découpage est un modèle du genre, d'une fabuleuse lisibilité, et dont est absent toute fioriture.
Ce dessinateur méconnu mérite vraiment qu'on découvre son immense talent - tout comme le tandem exemplaire qu'il forme avec l'encreur Karl Story, un des meilleurs à ce poste.
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Ocean est un excellent comic-book, aussi bien écrit que dessiné, par deux pointures. Quiconque a apprécié Planetary ou Authority ne pourra qu'être conquis par ce divertissement dépaysant, hors des codes des bandes dessinées super-héroïques.

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