samedi 11 juillet 2009

Critique 71 : ASTRO CITY 1 - LIFE IN THE BIG CITY, de Kurt Busiek, Brent Anderson et Alex Ross



Kurt Busiek's Astro City est une série de comics se déroulant dans une ville imaginaire. Ecrite par Kurt Busiek, elle est co-créée et illustrée par Brent Anderson, qui en signe les planches intérieures, et Alex Ross, qui a élaboré avec Anderson les designs de la ville et de ses personnages et peint les couvertures de chaque épisode et receuil. La série démarre en Août 1995, publiée à l'origine par Image Comics, puis par Homage Comics (une branche de Wildstorm).
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Astro City 1 : Life in the Big City est d'abord et avant tout une collection de nouvelles à la gloire du "Silver Age". Les six récits compilés dans ce premier recueil sont indépendants les uns des autres, mais une fois lues ils forment déjà la carte d'un nouveau monde riche d'une longue histoire.
Les sujets sont immédiatement éloquents et familiers, convoquant plusieurs univers et héros déjà vus, mais refaçonnés d'une manière moderne et accessible à la fois.

In dreams explore les rêves de Samaritan, une version alternative de Superman, continuellement occupé à sauver la population du monde entier de désastres divers et variés, en sacrifiant sa vie privée et en veillant à ce que sa double vie de correcteur et de justicier ne soit pas découverte.
The scoop évoque le chef-d'oeuvre de Busiek et Ross, Marvels, puisqu'il relate comment un jeune reporter fut témoin d'une incroyable aventure puis comment il dut corriger son article à ce sujet au point de ne relater que les faits pouvant être prouvés, supprimant tout la partie fantastique.
A little knowledge raconte comment un brigand découvre accidentellement l'identité secrète de Jack-In-The-Box, un justicier masqué, et comment cette découverte va le tracasser, au point qu'il décidera de garder ce qu'il sait pour lui.
Safeguards suit les pas d'une jeune femme originaire de Shadow Hill qui projette de s'établir dans le Centre-Ville, jusqu'à ce qu'elle se rende compte que la vie y est aussi dangereuse.
Reconnaissance est particulièrement importante car elle sert de prémice à la saga qui alimentera le recueil suivant (Confession) : un espion extra-terrestre décide de surveiller un héros pour savoir si la planète doit être envahie ou non - malheureusement, il s'intéresse à Crackerjack, qui est aussi vantard que négligeant.
Dinner at eight met en scène une soirée romantique entre Samaritan et Winged-Victory, où ils dévoilent des conceptions divergentes du métier de justicier mais aussi leur attirance physique.
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Pour bien en apprécier la lecture, je vous propose d'abord d'établir une vue d'ensemble d'Astro City. La métropole d'Astro City concentre une vaste communauté d'individus dôtés de super-pouvoirs : le premier de ces héros à avoir été répertorié était Air Ace, vétéran décoré durant la Première Guerre Mondiale et qui s'est établi ici après le conflit. Bien d'autres personnages peuplent les pages de la série, certains n'apparaissant que comme figurants, d'autres occupant le devant de la scène dans plusieurs épisodes.
Mais la singularité du projet de Kurt Busiek est qu'il s'intéresse à plusieurs protagonistes plutôt qu'à un héros ou une équipe de héros en particulier : cette multiplicité et cette diversité de points de vue fait toute la richesse de cette production. Ainsi, certains épisodes sont racontés par les super-héros, d'autres par des humains ordinaires témoins de leurs exploits, et d'autres encore par les criminels qui peuplent la cité.
L'autre originalité de l'écriture tient à la variété de sa narration : parfois une histoire n'occupe qu'un chapitre, parfois elle peut s'étendre à six (et même jusqu'à seize, avec le story-arc en cours, Astro City : Dark Age, dont les deux protagonistes principaux sont deux frères, Charles et Royal Williams, qui choisissent de devenir policier pour l'un et malfrat pour l'autre, dans les années 70).
L'accroche dramatique d'Astro City consiste à analyser comment le public - à la fois les gens ordinaires, les surhommes et leurs ennemis - vit dans ce monde.
Par exemple, comme nous allons le voir dans ce premir recueil, Samaritan réfléchit au sens de sa vie au cours d'une journée au cours de laquelle il passe le plus clair de son temps à sillonner la planète pour aider les civils de diverses menaces, sans avoir aucun véritable moment de répit. Il prend alors conscience qu'il ne peut avoir de vie privée, sociale, normale, et qu'un des rares plaisirs qui lui reste est de voler dans les airs.
Il est parfois aussi fait mention d'autres héros, en action dans d'autres villes qu'Astro City elle-même : ainsi voit-on occasionnellement Silversmith à Boston, The Untouchable à Chicago (un clin d'oeil à Elliott Ness) et Skycraper à New York.
La ville d'Astro City est elle-même un personnage à part entière - et comme le prouvent les bonus de l'édition américaine. La cité s'appelait initialement Romeyn Falls, elle fut rebâtie après la Seconde Guerre Mondiale et rebaptisée en l'honneur du justicier Astro-Naut, qui (apparemment), au prix de sa vie, sauva ses habitants d'un désastre (non dévoilé à ce jour). Astro City compte plusieurs quartiers : le Centre-Ville restauré où se trouve le Binderbeck Plaza ; la Vieille-Ville ; Chesler (aussi connu comme "The Sweatshop") ; Shadow Hill (quartier où règne la magie) ; Bakerville ; Derbyfield ; Museum Row/Centennial Park ; Iger Square ; Kiefer Square (zone où réside la canaille locale) ; Kanewood ; South Kanewood ; Fass Gardens ; Gibson Hills ; et Patterson Heights. Shadow Hill occupe une place à part : géographiquement, la zone surplombe la ville et elle est protégé par the Hanged man, présent dans plusieurs histoires.
Parmi les édifices notables d'Astro City se trouvent l'Astrobank Tower, sur lequel trône la balise d'alerte de la ville et où on distingue une statue d'Air Ace ; la Cathédrale Grandenetti ; le Pont Outcault ; le bar Bruiser où se retrouvent des héros ; le club privé Butler's où se rassemblent d'autres justiciers, et Beefy Bob's, un fast-food. On remarquera que Busiek a nommé plusieurs des quartiers et établissements de la ville en utilisant les patronymes de plusieurs célébrités de l'industrie et de l'histoire des comics. Par exemple, la prison de Biro Island est une référence à Charles Biro (l'auteur de la série Crime Does Not Pay). Le Pont Outcault est un hommage au créateur du Yellow Kid, personnage dont le nom est aujourd'hui celui d'une récompense prestigieuse dans la bande dessinée.
La structure et la texture même de la série sont la quintessence de ce qu'on peut tirer de meilleur de ces genres au sein du cadre déjà très codifié des histoires de super-héros.
Plusieurs personnages sont ainsi basés sur de véritables personnes, un procédé qui permet une solide et profonde caractérisation, et à laquelle l'écriture classique de Busiek sied à merveille. Ainsi, c'est en s'inspirant notamment d'acteurs célèbres et de vedettes du 9ème Art que certains protagonistes ont été élaborés.
Dans l'introduction de ce volume, qu'il a lui-même rédigée, Busiek confesse qu'il aime les super-héros, presqu'en réaction à ceux qui ne considèrent ces personnages que comme des créations simplistes, extensions des fantasmes adolescents, et incarnant une présentation manichéenne des valeurs.
Le soin et la justesse avec lesquels l'auteur est parvenu à insuffler de la vie, du réalisme dans cet univers tout en préservant sa fantaisie prouve qu'avec du talent et une vision nette et inventive, on peut transformer ces clichés en oeuvre d'art, on peut émouvoir avec des personnages et des histoires a priori seulement rocambolesques et bariolés. Busiek rend autant hommage à l'oeuvre de ses pairs et devanciers qu'il participe à la progression du genre en leur donnant une humanité inspirée.
Avec lui, le simple récit d'un surhomme qui n'a pour seul bonheur que de voler revêt une vraie grace, et Brent Anderson l'illustre avec le souci évident de restituer cette grace et un plaisir palpable : l'artiste capture merveilleusement la joie et la poésie de Samaritan lorsqu'il fend les nuages.
Tout aussi prodigieuses sont la facilité et la rapidité avec lesquelles, au terme des deux premières histoires, Busiek résume deux époques : celle d'aujourd'hui avec les rêveries de Samaritan et celle d'hier avec le périple interdimensionnel du Silver Agent et de l'Honor Guard.
Alors qu'on pourrait être frustré par le fait qu'il ne fait que montrer certains de ces héros au second plan ou le temps d'une vignette, il nous les rend pourtant tous familiers, charismatiques, et à vrai dire de cette frustration nait l'envie de les revoir, d'en apprendre plus à leur sujet. Une telle concision pour planter le décor et le rendre aussi attractif prouve la force de l'oeuvre qui se déroule sous nos yeux.
De la même manière, on est saisi par la façon dont il nous intéresse aux cas de Jack-In-The-Box et Crackerjack :
- le premier évoque Spider-Man, dont il possède l'incroyable agilité, mais aussi Daredevil, opérant dans les bas-fonds, et Batman, avec sa panoplie de gadgets offensifs. Pourtant, c'est à travers le regard d'un bandit de bas-étage que nous observons ce justicier à la panoplie de clown, derrière le masque duquel se cache un afro-américain aisé, marié à une journaliste, et qui ignore que sa double identité est éventée. Mais ce secret est lourd à porter et son détenteur se croit ensuite persécuté par le héros, craignant qu'il ne soit emprisonné, torturé ou tué pour ce qu'il a appris. Cet épisode est traité sur un rythme trépidant et le cauchemar de son protagoniste est drôlatique.
- Crackerjack est un personnage aussi savoureux : arrogant, jaloux, d'une chance insolente, mais à la limite de l'incompétence, vantard, négligeant, il devient à son insu l'objet d'étude d'un espion extra-terrestre. Tribut à Will Eisner (dès la superbe première page), il détaille aussi le portrait d'une caricature de justicier, méprisé par ses collègues qu'il irrite, grisé par son rôle, cabotin, irresponsable, et qui va sceller le sort de l'humanité toute entière par son comportement. Busiek, encore une fois, nous régale en entretenant un suspense efficace et en dépeignant un personnage haut en couleur (au propre comme au figuré, car son costume est aussi tape-à-l'oeil que son attitude).

Mais quand il veut nous rendre ses acteurs attachants, Busiek est aussi à l'aise : Marta qui aimerait quitter Shadow Hill découvre lorsque la First Family affronte l'Unholy Alliance en plein Centre-Ville que la vie dans les beaux quartiers n'est pas plus tranquille que chez elle, où la magie et les talismans règnent. La jeune femme regagne donc son domicile, à la fois soulagée et résignée, et nous sommes à la fois compatissants et attristés par sa condition.
S'il s'exerce à la romance avec le rendez-vous galant que l'Honor Guard a arrangé pour Samaritan et Winged-Victory, le scénariste fait encore preuve d'une finesse et d'un savoir-faire exemplaire. Il ne se contente pas d'aligner quelques scènes anecdotiques pour aboutir à un tendre baiser au clair de lune entre les deux justiciers, il en profite pour fouiller la psychologie complexe de ses deux tourtereaux, avec d'un côté le rescapé d'une civilisation future protégeant sans distinction n'importe quel individu et de l'autre une féministe privilégiant ses semblables.
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On l'aura compris, Astro City est une authentique lettre d'amour aux comics et à ses codes, ses symboles, ses couleurs et son esprit. Et cet amour est aussi celui qui anime Brent Anderson, dont j'ai loué la contribution essentielle, mais aussi Alex Ross, la troisième tête pensante de cette production.
Le peintre, qui réalise encore une fois de splendides couvertures (peut-être les plus belles de son abondante carrière), a aussi activement collaboré à la conception visuelle du projet, en designant la majorité des décors de la ville et des costumes et visages des personnages. C'est un passionnant condensé esthétique du genre par un fin connaisseur, un extraordinaire technicien et un graphiste au goût toujours sûr : il joue sur les ressemblances avec d'illustres modèles (Superman pour Samaritan, Captain America pour Silver Agent, Hawkgirl pour Winged-Victory, les Fantastic Four pour la 1st Family...) sans jamais les singer, mais plutôt en aboutissant à une révision de ces icônes. C'est aussi beau que jubilatoire. C'est surtout impressionnant.
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La magie d'Astro City ne tient pourtant pas seulement le temps de ces six premiers chapitres : essayer cette série, c'est l'adopter. L'enchantement est définitif et ce Life in the Big City n'est "que" la première étape d'un fascinant voyage.

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