dimanche 27 avril 2014

Critique 436 : SIN TITULO, de Cameron Stewart


SIN TITULO est un récit complet écrit et dessiné par Cameron Stewart, d'abord auto-publié sur Internet à partir de 2007 et édité en 2013 sous la forme d'un album par Dark Horse Comics, traduit en France par les éditions Ankama en 2014.
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Alex Mackay apprend un mois après les faits la mort de son grand-père, Robert, dans la maison de retraite où il habitait. Quoique n'étant pas très proche de lui, le petit-fils va récupérer les affaires de son aïeul et découvre un endroit étrange, où un infirmier, Wesley, semble maltraiter les résidentes et où le personnel lui cache maladroitement des choses. Par exemple, Alex trouve dans les effets personnels de son grand-père une photo de ce dernier en compagnie d'une belle jeune femme blonde, visiblement très proche de lui.
Dans les souvenirs du jeune homme, Robert était un vieil homme porté sur la boisson et pressé de mourir, en froid avec son propre fils, peu soucieux de sa famille. Alex est résolu à en savoir plus sur la mort de son grand-père et cette jeune femme sur la photo, mais ses investigations déplaisent aux personnes qu'il va croiser.
Bientôt, le voilà mêlé aux meurtres de deux policiers, passé à tabac, drogué, largué par sa fiancé, viré de son boulot, ne distinguant plus le rêve de la réalité, hanté par ses peurs d'enfant, rencontrant le mari de la femme blonde disposé à l'aider puis abordant les rives d'une plage dont il a souvent rêvé - un territoire où se situe peut-être les explications à cet enchaînement d'évènements et qui permettra à Alex s'il peut s'en tirer (ou pas...).

L'aventure de Sin Titulo est une expérience très spéciale, aussi bien au niveau éditorial que narratif. Cameron Stewart est un nom familier des lecteurs de comics puisqu'il a travaillé aussi bien sur de grosses franchises comme Batman et Robin (avec son ami, le scénariste britannique Grant Morrison, qui lui a aussi écrit les mini-séries Seaguy ou une partie du projet Seven Soldiers of Victory et prochainement Multiversity) que des romans graphiques indépendants comme The Other Side (écrit par Jason Aaron).
Lorsqu'il entreprend en 2007 la réalisation de Sin Titulo, Stewart le conçoit d'abord comme un web-comic et produit deux strips plus ou moins régulièrement mis en ligne à chaque fois qu'il le peut (il s'y consacre sur son temps libre et au gré de son inspiration). Le procédé d'écriture est lui-même peu commun, entre improvisation manifeste et volonté de livrer un récit atypique et personnel (voire autobiographique ?). Le projet semble avoir été motivé en grande partie par la frustration d'un artiste à l'étroit dans le système des majors, avec les contraintes de temps et de respect d'éléments qui ne lui appartiennent pas, et le désir d'écrire et dessiner une histoire sans cadre précis, ignorant le temps et le nombre de pages nécessaires, s'appuyant sur un noyau de lecteurs curieux, fidèles et généreux (puisque les dons de certains ont permis à son auteur de continuer à le faire sans accepter de commandes à côté).
Mais ce pari fou a gagné le coeur de son public et valu à Stewart des commentaires élogieux puis la curiosité des éditeurs - c'est finalement à Dark Horse (pour lequel l'auteur a participé à la franchise Hellboy, via son spin-off BPRD) qu'il confiera le soin de le publier en album l'an dernier. Le livre a lui-même un aspect inhabituel puisqu'il se présente avec un format à l'italienne (24,5 x 17 cm), chaque page reprenant les deux strips que postait Stewart sur le site dédié au titre (pour un total de 166 pages donc).

Narrativement, et ce depuis le début de l'entreprise, beaucoup, dont l'auteur lui-même, ont évoqué David Lynch comme une référence. C'est évident qu'on retrouve ici les ambiances de rêve/cauchemar éveillé cher au cinéaste de Blue Velvet et Mulholland Drive. L'influence de Grant Morrison est aussi manifeste. Tout cela empêche de classer Sin Titulo dans une catégorie de genre précise : ce n'est pas vraiment un polar, même si le récit est un jeu de pistes reprenant des codes de la série noire (ou même de la "série blême" chère à William Irish, auquel on pense aussi), avec des éléments propres, parfois très classiques (la femme fatale, le pistolet, les policiers) ; ce n'est pas vraiment non plus une histoire fantastique au sens strict, plutôt une sorte de conte, une inspiration du "réalisme magique". Tel le sable de la plage à laquelle rêve Alex Mackay et que le peintre Vacek comme John, le mari de la mystérieuse blonde, ont représentée, ce récit glisse entre le doigts du lecteur au moment de l'inscrire dans un registre précis : c'est un objet hybride, qui emprunte à diverses sources sans appartenir à aucune en particulier. C'est une bande dessinée qui elle-même se joue de son appellation.

En nommant son projet Sin Titulo, "Sans Titre", Cameron Stewart ne nous prévient pas seulement que son histoire n'a pas de titre mais qu'elle ne peut pas en avoir, son projet échappe à toute tentative de baptême : comment pourrait-on appeler ce voyage bizarre, inquiétant, intime, violent, déroutant, issu d'on ne sait quel univers, et dont son auteur refuse de clarifier le statut, que son héros traverse en étant brutalement agité sans certitude d'en sortir indemne (mais assurément changé) ?
La figure qui convient le mieux à ce comic-book est en fait issue des mathématiques : la spirale, "une courbe qui commence en un point central puis s'en éloigne de plus en plus, en même temps qu'elle tourne autour". Tout ce qui y est raconté est déjà là au début mais c'est en explorant les strates du récit qu'on le comprend. La spirale est aussi associable à l'hypnose, la transe, l'infini, et ce sont ces sentiments que convoque Stewart pour nous égarer, nous rattraper, nous lâcher à nouveau, nous laisser reprendre le fil de l'histoire, en deviner les secrets. La dimension ludique de l'expérience équivaut à son intensité dans le trouble : si vous êtes d'humeur joueuse mais aussi prêt à vous laisser happer par une construction narrative déséquilibrante, alors Sin Titulo est une bande dessinée particulièrement stimulante et addictive, qui vous agrippe et ne vous lâche plus tout en réclamant toute votre attention.

La maîtrise avec laquelle Stewart nous égare puis nous récupère, sans jamais donner le sentiment que lui-même sache parfaitement, absoument où il va, où il veut aller, quel sens tirer de tout ça, est grisante, et on finit le livre comme au bord d'un gouffre, pris de vertige mais aussi conscient qu'on a évité la chute. Comme le confesse Alex Mackay à John, dans une scène frappante, "c'est comme si ma vie entière était un tapis qu'on avait brusquement retiré sous mes pieds, mais au lieu de retourner sur le sol, je chute sans fin. Et je ne sais pas où se trouve le fond".

Plus loin, plus tard, vers la fin du livre, un autre dialogue permet aussi de mieux appréhender ce que Sin Titulo veut susciter chez son lecteur à travers ce qu'expérimente Alex Mackay - cette fois c'est le fils du peintre Vacek qui parle : "Comment différencie-t-on la fiction de la vérité qu'elle imite ? Un travail imparfait, oui ? Des fissures de doute qui érodent et affaiblissent l'architecture... Jusqu'à ce qu'elle s'effondre sous le poids de la surexposition. Mais avec assez d'implication, une chose pourrait être si bien décrite qu'elle n'aurait aucune faille et qu'elle ne trahirait pas son irréalité. Et si on ne peut pas la distinguer de la réalité, elle est réelle, oui ? Elle peut être vue, touchée, sentie. Habitée. (...) Comment reconnait-on ce qui est réel de ce qui ne l'est pas ? L'expérience, oui ? (...) Souvenirs, oui, pensées, sensations, tout ce qui a de la valeur. (...) Tout ce qu'il faut, c'est quelqu'un pour écouter, oui ?"   
C'est sans doute là la clé de ce récit peu commun : l'appréciation du réel, ce qui donne sa réalité aux choses, aux faits, et notre capacité à l'accepter. C'est là le point commun entre Alex Mackay, qui apprend à comprendre son histoire, et le lecteur, qui effectue le même chemin en découvrant l'histoire de ce héros d'une manière plus sensitive, sensuelle, instinctive, intuitive, que simple, directe, rationnelle.


Le dessin de Sin Titulo renvoie, lui, évidemment, à ce qu'a théorisé Scott McCloud dans L'Art Invisible. Dans cet ouvrage fameux et érudit sur la bande dessinée, il est expliqué que plus la représentation d'un personnage est simple, plus elle est universelle : ne pouvant être identifié à personne en particulier, un personnage peut être le double de chaque lecteur.
Ainsi, suivant ce principe, Cameron Stewart a dessiné Alex Mackay très simplement, avec un minimum de traits, et l'a confronté à d'autres personnages, guère plus détaillés mais plus typés, avec des physionomies résumant leur rôle, leur âge, leur sexe, leur caractère, dans des décors eux aussi basiques mais reconnaissables, très variés et nombreux.

Le découpage en strips de deux bandes de quatre cases chacune, immuable (à l'exception d'une seule pleine page - page 134), imprime un rythme soutenu au récit ainsi qu'un cadre strict, voire austère, étouffant. 'est ce que j'aime à appeler du dessin "juste" car la forme correspond parfaitement au fond, au propos : il ne s'agit pas d'un exercice de style, d'un tour de force visuel, pour épater la galerie mais de la manière la plus intelligente de raconter en images l'histoire. De ce point de vue, il est intéressant de noter que, dans ses remerciements, Cameron Stewart en adresse un à David Aja, un des artistes formalistes les plus doués actuellement, et qui s'est astreint à une discipline aussi drastique dans un de ses derniers épisodes de la série Hawkeye (le #13, The "U" in Funeral).

L'ambiance du récit est également soulignée par l'utilisation d'un encrage gras, qui limite justement encore une fois le détail du dessin, et d'une unique couleur d'appoint, un beau sépia, qui donne une teinte mélancolique à l'ensemble, comme celle d'un vieux film exhumé, mais aussi parfois une humeur plus troublante, à la fois sensuelle et délavée, convenant très bien au propos.

Il est difficile de ne pas penser à un chef d'oeuvre comme l'adaptation en bande dessinée de Cité de Verre de Paul Auster par Paul Karasik et David Mazzucchelli après avoir refermé Sin Titulo, autre trip sur l'identité, la perte de repères. Le fait de l'y comparer est à la fois délicat, car il est encore trop tôt pour savoir si cet album aura le même impact sur ses lecteurs (difficile quand même à imaginer car ce n'est pas une mince affaire que celle d'égaler des pointures comme Auster ou Mazzucchelli), mais flatteur et mérité, car l'ambition du projet et la qualité du résultat assurent à l'oeuvre de Stewart une place de choix dans les bd recommandables actuellement.

samedi 26 avril 2014

Critique 435 : THE AMERICANS - L'Intégrale de la Saison 1

Pour une fois, je vais vous parler d'une série... Télé :



J'ai récemment fait l'acquisition de l'Intégrale de la saison 1 de la série télé THE AMERICANS, produite par la chaîne US FX (et diffusée en France sur Canal +). 
Cette première saison présente d'emblée quelques avantages pratiques : elle ne compte que 13 épisodes, d'une durée de 42' chacun (sauf le pilote, un peu plus long), on échappe donc à des histoires moins inspirées, et elle se suffit presque à elle-même (presque car j'ai désormais très envie de découvrir la suite, même s'il faudra être patient pour la sortie en dvd, la saison 2 étant encore en cours de production-diffusion aux Etats-Unis).
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The Americans est une série créée par Joe Weisberg, et on peut dire qu'il connaît son sujet puisqu'il fut agent de la CIA au début des années 80, l'époque où se déroule l'histoire. Il s'était ensuite reconverti comme consultant jusqu'à ce que des producteurs de la chaîne FX lui demandent si l'idée d'un couple d'agents dormants du KGB fournirait un bon point de départ pour une série.
C'est ainsi qu'ont été imaginé le couple Jennings (ci-dessous), les héros de The Americans.
 Elizabeth et Philip Jennings
(Keri Russell et Matthew Rhys)

Qui sont-ils ? En apparence, des citoyens des Etats-Unis ordinaires, dirigeant une agence de voyages, et parents de deux enfants (ci-dessous).
 Elizabeth, Henry, Paige et Philip Jennings
(Keri Russel, Keidrich Sellati, Holly Taylor et Matthew Rhys)

En vérité, il s'agit de deux agents du KGB infiltrés aux USA depuis la fin des années 60 (après un bref séjour au Canada). Leur progéniture elle-même ignore tout de leur double vie ! Leur histoire débute au début des années 80, donc, quand la Guerre Froide en l'Ouest et l'Est, les Etats-Unis et l'Union Soviétique, est à son paroxysme. Les relations diplomatiques entre les deux superpuissances se détériorent encore plus avec l'élection de Ronald Reagan en 1981.
Elizabeth Jennings
(Keri Russell)

Elizabeth Jennings a grandi dans un milieu pauvre, sans connaître beaucoup son père. Recrutée par les services secrets très jeune, elle a été formée à la dure par des instructeurs (dont l'un a abusé sexuellement d'elle) qui en ont fait une espionne appliquée et une tueuse redoutable. Ses excellents résultats lui valent d'être repérée par la Direction S, dirigée par le Général Zukhov, qui devient son mentor et va lui présenter l'homme avec lequel elle va partir à l'Ouest.
 Philip Jennings
(Matthew Rhys)

On sait moins de choses concernant le passé de Philip Jennings (peut-être la saison 2 détaillera-t-elle sa biographie), sinon qu'avant d'être associé à Elizabeth, il était amoureux d'une autre agent. Il sacrifiera cette relation pour sa mission. C'est également un agent très doué au combat et pour la quête de renseignements. Les années passant, la vie en Amérique l'a changé et ses convictions sont altérées, il pense même à faire défection en rêvant à une autre existence (en souhaitant entraîner Elizabeth et leurs enfants avec lui), voire à se rendre aux services secrets américains pour négocier leur protection.
 Stan Beeman
(Noah Emmerich)

La vie presque tranquille des Jennings vacille après deux évènements : une énième mission où, en capturant un traître (qui est aussi l'instructeur ayant violé Elizabeth), ils perdent un de leurs collègues, Robert, blessé mortellement durant l'opération ; puis l'installation dans la maison en face de la leur d'un couple (ci-dessous), les Beeman, dont le mari, Stan (ci-dessus) est un agent du FBI. 
 Sandra et Stan Beeman
(Susan Misner et Noah Emmerich)

Les Jennings s'interrogent sur ces nouveaux voisins : est-ce un hasard si un agent du FBI s'installe dans leur quartier ? Ils redoublent en tout cas de prudence tout en nouant des relations amicales rapidement avec les Beeman pour gagner leur confiance et glaner des informations sur les enquêtes que mène Stan.
Stan Beeman et Chris Amador 
(Noah Emmerich et Maximiliano Hernandez)

Stan et son collègue Chris Amador travaillent sur la mort du complice de Philip et Elizabeth en même temps que sur la disparition de l'officier russe qui s'était rendu aux autorités américaines et a disparu. Leurs services sont convaincus que les deux affaires sont liées et une surveillance accrue est mise en oeuvre sur la Rezidentura, l'Ambassade de Russie où l'on s'affaire également pour brouiller les pistes et permettre aux agents dormants de poursuivre leurs missions.  
Nina
(Annet Mahendru)

Stan contraint Nina, une jeune secrétaire de la Rezidentura, de lui servir de "taupe" contre la promesse d'une exfiltration. Craignant que le FBI ne la dénonce et qu'elle soit renvoyée en Russie où elle serait condamnée, elle accepte. Rapidement, pourtant, Stan est séduit par Nina, qui paraît l'aimer aussi. Mais ne la sous-estime-t-il pas et ne se sert-elle pas de lui autant que lui d'elle ?  
Claudia 
(Margo Martindale)

La mort de Robert a aussi changé la donne pour les Jennings dont le superviseur a été rappelé au pays et remplacé par Claudia, une ancienne agent de terrain, qui a connu Zukhov (le mentor d'Elizabeth) durant la seconde guerre mondiale. Cette femme imposante, à la douceur trompeuse, ne se contente pas de relayer l'état-major auprès du couple d'espions, elle teste aussi la solidité de leur couple et leur loyauté envers le KGB. Elizabeth la prend en grippe. Matthew sera trahi par Claudia quand, lors d'une mission, il doit renouer avec son ancienne compagne (avec laquelle il commet une infidélité conjugale).
Elizabeth Jennings et Gregory
(Keri Russell et Derek Luke)

La tentative d'assassinat contre Reagan, la pose d'un micro dans le bureau du ministre de la défense (en forçant la main d'une femme de ménage), la découverte d'une taupe au sein de la Rezidentura (sans que Nina soit confondue), la traque pour stopper un tueur professionnel engagé par le KGB qui n'arrive plus à le décommander, et surtout le sacrifice de Gregory, un ancien activiste noir pour les droits civiques acquis à la cause de la Mère Patrie par amour pour Elizabeth, vont précipiter les évènements. Le FBI réussit à cibler, après le rapt éclair d'un fonctionnaire américain qui a ordonné l'exécution de Zukhov en Russie, un couple d'espions sans identifier Elizabeth et Philip, qui, eux, doivent composer avec la paranoïa de leur hiérarchie et une sévère crise dans leur couple (ils décident même de ne plus vivre sous le même toit après l'infidélité de Philip). Leurs enfants souffrent aussi de leur rupture et leur fille commence à soupçonner que ses parents cachent des choses.
Martha Hanson et Philip Jennings
(Alyson Wright et Matthew Rhys)

La situation prend une tournure décisive lorsque Philip, qui a séduit (au point de l'épouser) Martha Hanson, la secrétaire du patron de Stan Beeman, et Elizabeth, qui tient un intermédiaire haut placé mais fragile, obtiennent des infos sur le programme anti-missiles (encore loin, cependant, d'être au point) des américains. Pour acquérir des documents confirmant cela, on leur fixe un rendez-vous qui est  un piège pour les capturer...

La série est haletante de bout en bout, chaque épisode apporte son lot de rebondissements dès le départ. Les auteurs ont soigné aussi bien le déroulement des missions effectuées par les Jennings qu'à ce que subit leur couple à cause de ces opérations, de leur hiérarchie, du FBI.

Si Philip et Elizabeth sont bien les héros, les personnages principaux, de nombreux binômes se composent au fur et à mesure : il y a l'autre couple, formé par Stan Beeman et sa femme Sandra, impacté par le travail (et l'infidélité du mari avec Nina) ; les duos composés par Elizabeth et Claudia, Stan et son collègue Chris Amador, Elizabeth et Gregory, Philip et Martha Hanson...
Tous ces tandems participent à la grande richesse du récit ou tout le monde dupe, trompe, mystifie tout le monde - et ça va très loin puisque Philip n'hésite pas, par exemple, à se marier avec Martha, sa source au sein du FBI, femme au physique ingrat mais aisément influençable ! (Cela aboutit aussi à des moments souvent drôles, dont les auteurs n'hésitent pas à plaisanter dans les commentaires du dernier épisode, disponibles en bonus.)

L'intelligence de la série repose aussi sur le fait que Philip et Elizabeth ne sont jamais présentés comme les méchants communistes russes du KGB face aux gentils républicains américains du FBI. Certes, ce sont des espions et des tueurs, aux méthodes peu reluisantes, mais on admire leur ingéniosité, leur efficacité, on souffre aussi quand ils traversent des épreuves personnelles (dans leur passé via des flashbacks -même si cette saison 1 nous en apprend davantage sur Elizabeth que sur Philip - ou dans le présent - quand ils décident de se séparer, quand leurs supérieurs les testent, etc). C'est superbement écrit, très subtilement.

Quand l'intimisme cède le pas à l'action, la qualité reste égale : l'expérience du créateur de la série, Joe Weisberg, assure la crédibilité des opérations, la vraisemblance des méthodes employées aussi bien par les russes que par les américains. 
C'est alors aussi bien l'occasion de se rendre compte qu'en 1981, quand on ne disposait pas de téléphones portables, d'ordinateurs domestiques, d'internet, il fallait utiliser des moyens de communication et de surveillance archaïques mais pourtant très efficaces, à base de codes, de cryptages, d'enregistrements sur bandes magnétiques, de photographies sur pellicule, de plans sur des cartes papier. Toute cette partie, le "production design" (accessoires, costumes, etc) est vraiment sensationnelle.
Les filatures nécessitaient des hommes de terrain prêts à tout, les exfiltrations n'étaient possibles qu'avec des réseaux dont la complicité se nouaient à partir de liens complexes (les noirs américains activistes pour les droits civiques étaient alors des partenaires de l'ennemi rouge), chaque camp devait posséder une "taupe" (Martha pour Philip, Nina pour Stan).   

Toujours en complément des épisodes, on apprend par Matthew Rhys, dans les bonus, que les espions russes utilisaient une technique de combat rapprochée, le Systema, fondé sur des coups très rapides et destinés à tuer - technique si fulgurante visuellement que les cascadeurs de la série ont été obligés de la mixer avec le krav maga (la lutte employé par les Israéliens du Mossad) pour que les téléspectateurs comprennent ce qui se passait !

La réalisation est au diapason de l'écriture, avec notamment un travail extraordinaire sur la photo, inspirée par les films de l'époque (la pellicule grainée, comme dans un documentaire, avec une légère sous-exposition pour la lumière, qui donne un effet entre chien et loup correspondant parfaitement à l'ambiance délétère entre les protagonistes de la série et les intrigues).

Mention spéciale aussi pour la musique, qui ne se contente pas, comme dans beaucoup de productions télé, d'accompagner vaguement les histoires en en soulignant les atmosphères les plus fortes : Nathan Barr a commencé par composer un thème entêtant pour le générique, qui met d'emblée dans le bain (un crescendo accrocheur pour clavier et cordes, monté sur une succession d'images chocs évoquant les bandes d'actualité et des archives diverses), puis plusieurs partitions pour chaque épisode, qui apportent encore plus de relief, que ce soit dans des moments dramatiques, poignants, romantiques, ou énergiques.

Bien entendu, The Americans exige du téléspectateur son attention car c'est un vrai feuilleton, plus qu'une série en vérité : chacun de ses épisodes développe de manière si serrée les relations entre ses héros, des premiers aux seconds rôles, les missions se succédant pour aboutir à un vrai climax (même si la vraie fin de cette saison n'est pas un cliffhanger traditionnel, mais plutôt une invitation pour la suite) ; bref tout pousse à ne pas sauter un chapitre et à être vigilant à l'évolution de chaque personnage et de chaque opération. On n'a pas affaire à une collection de manoeuvres avec un fil rouge pour broder la mythologie de la série, mais bien à une continuité.

Toutefois, l'ensemble est si solide, si addictif, qu'on ne peut pas s'en détacher une fois qu'on a embarqué. Pour ma part, j'ai le plus souvent regarder deux épisodes à la suite (quelquefois un seul), mais je n'avais qu'une hâte : m'y replonger le plus vite possible, découvrir ce qui allait arriver à Eizabeth et Philip, si Stan et le FBI progressaient dans leurs recherches, si Nina n'était qu'une simple secrétaire ou une vraie manipulatrice...

Et, enfin, il y a la distribution. Les séries américaines sont souvent redoutables car elles réussissent là où les françaises piétinent ou échouent en sachant soit attirer des comédiens confirmés, soit en "recyclant" des acteurs déjà vues dans d'autres séries, soit en révélant de nouveaux visages.

The Americans propose de retrouver des interprètes parfois familiers, comme Keri Russell  - elle fut une des premières égéries de JJ Abrams (Lost, Alias) dans la série Felicity, puis a tenté sans succès de percer au cinéma (malgré de bonnes prestations dans des films indépendants comme The Waitress, ou une participation au blockbuster Mission : Impossible III). Ici, elle trouve un rôle comme en attendent beaucoup de ses collègues, puisqu'il s'agit de camper une femme dont le métier repose en grande partie sur le fait de jouer un personnage (en l'occurrence, l'américaine trentenaire de la middle-class derrière l'espionne aguerrie), mais qui surtout lui va comme un gant : avec sa beauté longiligne, son élégance distante, elle est plus que parfaite, qu'il s'agisse d'incarner une séductrice ou une tueuse.

J'avais remarqué Noah Emmerich dans FBI : Duo Très Spécial (White Collar), et encore une fois, il est formidable, avec cette fois un rôle très nuancé d'agent accaparé par son boulot et envoûté par la belle Nina (incarnée par l'ensorcelante Annet Mahendru, la révélation de la série, pourvue elle aussi d'un personnage dont la progression est jubilatoire). Cet imposant gaillard à la figure marquée dégage une douceur sous laquelle on sent une tension électrisante.

A côté, il y a de nombreuses découvertes, des acteurs qu'en tout cas je ne connaissais pas. Matthew Rhys est absolument fantastique dans le rôle de Philip : il compose un personnage saisissant, en proie aux doutes (sur l'ennemi américain, sur la Mère Patrie, sur ses sentiments - moment génial, par exemple, où il comprend et dit à Elizabeth qu'elle ne l'a jamais aimé car elle attendait sûrement un autre homme comme partenaire. Ou encore, irrésistible lorsqu'il couche avec Martha Hanson, jouée par l'épatante Alyson Wright, et cherche ses lunettes tout de suite après lui avoir prodigué une gâterie.). Il forme avec Keri Russell un couple très crédible, dont l'alchimie fonctionne tout de suite et jusqu'au bout.

Margo Martindale est l'autre grande révélation de la série : elle n'apparaît pas tout de suite mais quand elle débarque dans l'histoire, son personnage de Claudia est immédiatement et durablement mémorable. Elle réussit à merveille à être en même temps détestable, froide, menaçante, et pourtant attendrissante, émouvante, mystérieuse. Il semble que la comédienne se soit engagée sur autre chose et que son rôle soit remplacée dans la saison 2, c'est dommage, il lui faudra aussi un(e) successeur de premier rang.

Susan Misner (alias Sandra Beeman) ou Holly Taylor et Keitdrich Sellati (Paige et Henry, les enfants Jennings) sont également très bien. Derek Luke (Gregory) et Maximiliano Hernandez (Chris Amador) complètent le casting avec qualité dans des seconds rôles eux aussi frappants.

Comme je l'ai déjà relevé, de nombreux bonus accompagnent les épisodes (des scènes inédites à la fin de chaque disque, et sur le 4ème dvd des compléments sur l'espionnage de l'époque, les accessoires, les propos des comédiens notamment sur ces aspects, sans oublier un bêtisier, court mais vraiment drôle).

Essayer The Americans, c'est l'adopter ! Une série jubilatoire, excellemment conçue, écrite, réalisée et jouée... Sûr de vrai, ça va être long d'attendre la suite !      

dimanche 20 avril 2014

Critique 434 : FURY - MY WAR GONE BY, VOLUME 2, de Garth Ennis et Goran Parlov


FURY : MY WAR GONE BY, VOLUME 2, rassemble les épisodes 7 à 13 de la mini-série écrite par Garth Ennis et dessinée par Goran Parlov, publiée en 2012-2013 par Marvel Comics dans la collection Max. Ce second tome conclut la saga

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# 7-9. Nous retrouvons Nick Fury en 1970. Il est envoyé au Vietnam par le sénateur Pug McCuskey pour y éliminer le chef Viet-Cong, Letrong Giap, que Fury avait déjà croisé lors de sa mission en 54 en Indochine. Le colonel est accompagné de George Hatherly, dont l'épouse attend son cinquième enfant. On a également mis à sa disposition un sniper redoutablement efficace, un certain Frank Castle...

# 10-12. 14 ans après, en 1984, Nick Fury se rend, toujours sur ordre de McCuskey, au Nicaragua pour enquêter sur les soupçons de trafic de drogue au sein d'une base américaine situé tout prés du Hondura. La CIA est elle-même dans le collimateur du Sénat qui, constatant que le conflit s'enlise, se demande si l'armée n'est pas financée par une économie parallèle. Hatherly accompagne toujours Fury et, très vite, ils comprennent qu'un des militaires du camp, l'imposant Barracuda, dirige un escadron dont il se sert effectivement pour profiter de leur alliance avec les Contras et leur mainmise sur la production de drogue. 

# 13. 1999 : c'est le bout de la piste pour les protagonistes de cette saga. George Hatherly se meurt. Shirley De Fabio en finit avec les humiliations que lui fait subir Pug McCuskey. Et Nick Fury achève l'enregistrement de ses confessions, seul dans sa chambre d'hôtel, sans avoir su (voulu) choisir entre son ami, sa maîtresse et la guerre.

Avec ces 7 nouveaux épisodes, Garth Ennis conclut dans les larmes et le sang sa fresque. Le résultat est à la hauteur du précédent tome et évoque les puissantes épopées de James Ellroy, le "chien de l'enfer" du polar américain dont le regard implacable sur l'Histoire américaine a dû inspirer le scénariste. 
Comme il l'a fait la fois d'avant, Ennis se concentre sur deux missions, à plusieurs années d'intervalle, à chaque fois en trois épisodes. Le procédé permet de voir vieillir les personnages et l'auteur n'est pas tendre avec les années qui passent pour chacun : cela se voit dans l'évolution physique (le visage raviné de Fury, la calvitie d'Hatherly, la hanche douloureuse de Shirley...) mais aussi dans la déliquescence morale (la désillusion croissante du colonel, l'affliction de son bras droit, l'humiliation de sa maîtresse, la vengeance du sénateur, et des seconds rôles signant encore plus fortement la descente aux enfers de l'Amérique : Frank Castle qui n'est pas encore le Punisher mais déjà un exécuteur méthodique ou, pire, Barracuda, soldat dévoyé, qui use de sa force et de sa position non pas pour se venger de sa condition de noir mais pour son profit personnel).

La dureté des évènements choisis et relatés par Ennis n'est égalée que par l'opinion qu'il affiche sur ses conflits et le rôle joué par les Etats-Unis : il ne montre jamais des généraux, des bureaucrates et des politiques (exception faite de McCuskey), mais s'attarde sur les hommes de terrain, sacrifiés par des chefs aux stratégies mal pensées, au matériel peu fiable, au moral entamé (et à la morale de plus en plus douteuse) - les pions de profiteurs.
Fury est le trait d'union entre les décideurs et les soldats : il n'a pas le goût des manoeuvres de couloirs comme les premiers mais reçoit d'eux ses ordres, il comprend au fil de ses missions à quel point ses actions sont dérisoires, risquées, et servent des intérêts sans noblesse. En agissant dans la clandestinité, il est habitué à l'ombre au point d'en devenir une, et s'il accepte d'être complice de faits d'armes peu reluisants au début, on voit ici qu'il y croit de moins en moins puis plus du tout (comme en témoigne son dégoût devant les exactions de Barracuda et son commando puis les explications que lui fournit McCuskey ensuite).
Comme pour les 6 premiers épisodes, une connaissance minime des conflits traversés permet de mieux en apprécier les ressorts, même si le récit est suffisamment solide et prenant pour être lu au premier degré, comme des histoires de guerre, de survie, de soldats, racontée à l'encre très noire. 

Ennis s'est aussi fait plaisir en introduisant deux personnages qu'il connaît bien : d'abord, il utilise Frank astle dans les chapitres au Vietnam. Il a écrit un long run, déjà dans la collection Max (et déjà, pour de nombreux épisodes avec Parlov aux dessins), avec cet anti-héros, et là, il le montre avant qu'il ne devienne ce justicier expéditif, mais déjà un terrible tueur professionnel, sans état d'âme. Le personnage reste en retrait, il parle peu, il est là en soutien de Fury, et la rencontre entre ces deux guerriers est savoureuse, soulignant leurs différences d'âge, d'expérience, de vision.
Puis c'est au tour de Barracuda, lui aussi apparu lors du run d'Ennis sur le Punisher, une création originale du scénariste (qui lui a consacré une mini-série aussi, toujours dessinée par Parlov), d'intervenir dans le segment situé au Nicaragua. Il prend, au propre comme au figuré, plus de place que Castle dans le cours du récit, c'est une figure sinistre, horrible, et sa confrontation avec Fury débouchera sur un règlement de comptes d'une brutalité féroce, à la mesure des atrocités commises (avec un échange de politesse bien spéciale : "Fuck the uniform. Feel Me ? - Sometimes the uniform fucks back.").

Ce qui est frappant, c'est de voir la manière dont Ennis dépeint, développe le personnage de Fury, tel un homme drogué à la guerre, préférant partir au bout du monde dans un merdier prévisible plutôt que de rester avec la femme qui l'aime et qu'il aime, risquant sans hésitation la vie de son second, et en pleine descente quand il comprend que le sénateur qui l'envoie au casse-pipe s'est encore joué de lui. Fury apparaît comme un homme en fuite, suicidaire, qui préfèrerait mourir au combat (même si ses missions sont de plus en plus solitaires) que vivre tranquillement, côtoyant des amis. Il jouit de cette existence à la fois palpitante et minable, sans confort, ni attache, bien que ses convictions s'effritent, mais c'est aussi parce qu'il ne semble véritablement bien connaître et faire que ça - crapahuter en pleine jungle, tuer l'ennemi, s'enfoncer dans les ténèbres de l'horreur de la guerre. Ce n'est pas qu'un métier, c'est sa raison d'être.
Fury est un professionnel qui s'interroge d'abord sur la faisabilité des missions, la logistique. C'est seulement en cours de route ou au terme de la mission qu'il admet toute la dimension pathétique, glauque, sans gloire, de ce qu'il fait. Mais tout cela semble le maintenir en vie, au point qu'en 1984, au Nicaragua, à un âge qu'on devine déjà avancé, il demeure en excellente condition physique, et le lecteur ne craint pas qu'il se fasse tuer bêtement - mieux : il sait qu'il est encore capable d'avoir sa revanche contre Barracuda.
Mais cet aspect des choses et du personnage est contrebalancé, par Ennis, via l'usure psychologique du personnage. Si Fury n'a jamais été un soldat croyant à la noblesse des causes qu'il a servi, il ne peut plus contenir son mépris pour les politiciens ni l'abjection que lui inspire les miliaires qui profitent de la situation pour leur bénéfice personnel. En considérant aussi ce côté-là de l'histoire de son héros, et en montrant plus qu'en expliquant à quel point cela l'affecte, Ennis évite l'apologie de l'aventurier ou l'excuse de l'interventionnisme américain : l'homme et son pays se confondent, ils ont besoin de guerres pour exister, justifier leurs rôles.
De ce point de vue là aussi, cette série est particulièrement corsée et culottée puisqu'après tout Ennis la produit pour un éditeur américain qui lui prête un de ses personnages emblématiques mais en le plongeant dans les situations les moins glorieuses de l'Histoire.

Goran Parlov est toujours là pour illustrer cette saga et elle lui doit beaucoup. Le croate sert parfaitement l'âpreté du récit avec ses dessins. Le professionnalisme dont il a fait preuve pour coller au plus prés au moindre détail témoigne de son implication et de sa complicité avec le scénariste.
Ses images ne cherchent pas être séduisantes (même si, parfois, elles le sont quand même : il suffit qu'il s'attarde sur un visage, creusé par les tourments, ou pur comme celui d'une des amantes de McCuskey, pour être saisi), et son découpage reste toujours aussi sobre, avec des pages de trois ou quatre cases maximum, occupant toute la largeur de la surface, et qui donne un look très cinémascope à l'ensemble.
Cette mise en scène convient aussi bien aux séquences d'action, cadrées avec une profondeur de champ soignée, qu'avec des scènes plus intimistes, qui permettent au lecteur de savourer chaque expression des personnages.
Parlov peut sembler limité de ce point de vue mais chacune de ses cases contient à la fois beaucoup d'informations visuelles et juste ce qu'il faut pour qu'on lise l'histoire sans décrocher. Le procédé assure une fluidité exceptionnelle mais nécessite un artiste qu'il maîtrise parfaitement son sujet, la composition, l'expressivité des personnages, les détails des décors. Une séquence comme celle où Fury et Castle sont détenus dans une cellule creusée à même la terre est caractéristique : les lignes sont sommaires, mais le rendu des textures, la justesse de l'ambiance, la simplicité du découpage, tout fait qu'on y croit. A l'opposé, quand il s'agit de représenter les intérieurs de la maison de McCuskey, Parlov dessine avec minutie un mobilier réaliste et place les personnages parfaitement dans l'espace pour qu'on mesure les dimensions de l'endroit, la relation qui existe entre eux, le poids des ans, etc.
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On pouvait craindre que cette seconde partie ne soit pas aussi bonne que la première, mais il n'en est rien. Garth Ennis réussit à boucler sa fresque avec une maîtrise épatante, son regard est toujours aussi perçant. Quant à Goran Parlov, il anime ce récit avec un brio fabuleux, d'un trait nerveux et puissant.
Fury : My War Gone By est une sacrée production, un voyage au bout de l'enfer dont on sort groggy et surtout impressionné.

jeudi 17 avril 2014

Critique 433 : FURY - MY WAR GONE BY, VOLUME 1, de Garth Ennis et Goran Parlov

FURY : MY WAR GONE BY, VOLUME 1, rassemble les 6 premiers épisodes (sur 13) de la mini-série écrite par Garth Ennis et dessinée par Goran Parlov, publiée en 2012 par Marvel Comics dans sa collection Max (pour un public adulte et indépendante de la continuité).
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(Extrait de Fury : My War Gone By #1.
Texte de Garth Ennis, dessin de Goran Parlov.)

Deux histoires sont au programme de ce Volume 1 :

- #1-3. De nos jours, dans une chambre d'hôtel, le colonel Nick Fury enregistre ses confessions sur sa carrière au sein de la C.I.A. après la Seconde Guerre Mondiale.
Il commence par raconter comment il a été affecté en Indochine en 1954, là où il a rencontré les trois personnes qui ont croisé sa route : le jeune agent George Hatherly, le membre du congrés Pug McCuskey et sa secrétaire (qui deviendra la maîtresse de Fury et McCuskey), Shirley DeFabio. La mission de Fury consiste à évaluer la situation auprès de leurs alliés français pour déterminer si les Etats-Unis doivent continuer à soutenir leurs manoeuvres militairement, politiquement et financièrement. Pour cela, il entre en contact avec le major Lallement sur le site de Son Chau, une cible toute indiquée pour les vietnamiens.

- #4-6. En 1961, nous retrouvons Nick Fury et George Hatherly au Guatemala où ils entraînent des exilés cubains en vue d'une opération contre le régime de Fidel Castro. Fury retrouve Mcuskey à Miami pour faire le point et, en présence d'opposants politiques, se voit proposer la mission d'abattre Castro. Il accepte et se rend sur l'île avec Hathely et Elgen, un opérateur radio.
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Garth Ennis est un scénariste irlandais connu pour ses comics gratinés (comme ses créations, The Boys et The Preacher, mais aussi de nombreux récits de guerre comme War Stories, Battlefieds, et ses runs sur les séries Wolverine ou Punisher). Son écriture est féroce, sans concessions, ce qui explique qu'il exerce le plus son talent décapant dans la collection adulte de Marvel, Max. C'est le cas ici avec cette mini-série en 13 épisodes, dont ce premier tome propose les six premiers, où il peut s'emparer d'un personnage emblématique de l'éditeur et qui est fait pour lui : le colonel Nick Fury, l'espion le plus célèbre de la "maison des idées", dans une version détachée de la continuité. Il va, avec ce héros peu commun, revisiter plus de cinquante ans d'Histoire à travers les missions clandestines qu'il a remplies pour la CIA après la Seconde Guerre mondiale. 

Les 3 premières pages, qui ouvrent cette saga, offrent comme une sorte de teaser à tout ce qui va suivre, une vie de barbouzeries, de sang et de sexe, narrée par un homme au soir de sa vie, dans une chambre d'hôtel, en train de s'enregistrer sur un vieux magnétophone à bandes, vêtu d'un peignoir et de charentaises, alors que trois prostituées dorment à côté dans son lit. es aveux sont ceux d'un vieillard condamné, qui explique pour commencer qu'il a une balle logée dans la boîte crânienne et qui ne savait faire qu'une chose : la guerre. Pas question pour lui de juger si les conflits qu'il a traversés étaient justifiés, légitimes : il était un soldat, un espion, un exécuteur. Il a vu l'horreur, le gâchis, mais il a toujours fait son job, et aujourd'hui, il en dresse le bilan. Ces "Mémoires" seront à la (dé)mesure de l'homme.

Ennis décrit Fury comme un homme de terrain, qui ne goûte ni aux jeux politiques et refuse les promotions pour finir derrière un bureau. Dans ce premier volume, le scénariste examine donc deux missions à 7 ans d'intervalle, la première en Indochine en 54, la seconde à Cuba en 61.

Chaque histoire a un rythme soutenu, trois épisodes chacune, mais le scénariste écrit comme on charge une mitraillette, les scènes se succèdent avec la rapidité de rafales et ne font pas dans la dentelle : Fury prend ses ordres, se rend sur le terrain, la mission tourne mal, il faut alors en sortir rapidement. Pour cela, le récit ne lésine pas sur l'action avec une violence et une brutalité qui justifie la mention "explicit content" sur la couverture : Ennis peut être, au choix, considéré comme un auteur complaisant, qui se sert du sadisme et de l'atrocité (notamment dans la représentation sans fard de la torture) pour satisfaire un lectorat avide de sensations fortes, ou simplement réaliste, dans le contexte d'histoires peu reluisantes où les héros commettent des exactions certainement proches de la réalité mais rarement évoquées.
Ce qui rend cette violence éprouvante, à la limite du soutenable (comme en témoigne l'épisode cubain, lorsque Fury, Hatherly et Elgen sont faits prisonniers), c'est qu'elle est décrite avec réalisme, sans humour noir pour la contrebalancer. Bien sûr, on peut choisir de rire de ces outrances, mais le cynisme de Fury laisse peu de place pour apprécier avec légèreté ce qui est narré.
Dommage qu'Ennis n'ait pas eu la même exigence quand il a cru bon de rédiger quelques passages en français, livrant des phrases approximatives, au résultat fâcheux.

En confiant les dessins au croate Goran Parlov, le ton de la bande dessinée confirme que rien n'est joli. Parlov a été formé à l'école des fumetti (les comics italiens), il a notamment travaillé pour l'éditeur Sergio Bonelli en illustrant la série western Tex, c'est donc un artiste solide, habitué à travailler vite et produire des pages à l'efficacité maximale. Son trait expressif et vif, qui peut rappeler aussi bien Joe Kubert que Jordi Bernet, lui permet de croquer des filles girondes et surtout des hommes aux gueules inoubliables, qu'il s'agisse de Fury avec son bandeau sur l'oeil gauche et au visage buriné ou du replet McCuskey ou encore du jeune Hatherly.
Parlov a d'abord à coeur de représenter l'aspect frustre, barbare, de la guerre et de ceux qui la font. En quelques lignes, mais un souci du détail réel (comme en témoignent les bonus où l'on apprend qu'il a dû refaire des pages entières parce qu'il n'avait pas dessiné les bons modèles d'avions d'époque, par exemple), il réussit à reproduire de manière frappante la terrasse d'un palace, les bureaux d'un bâtiment officiel, un champ de bataille, la jungle.
Parlov a un style brut qui convient parfaitement à la fois à Ennis et au genre du récit. Mais derrière cet aspect qui peut sembler sommaire, il y a un grand métier, une qualité indéniable, le souci d'un dessin qui se veut moins beau que juste. Son découpage est très simple, avec des cases qui occupent toute la largeur de la page, alternant les gros plans, avec des visages expressifs et mémorables, ou des actions spectaculaires, qui jouent sur la profondeur de champ. L'apparence expéditive du trait n'empêche pas des compositions très étudiées.

L'association de l'écriture impitoyable d'Ennis et du dessin taillé à la serpe de Parlov donne à cette saga la fulgurance d'un film de Samuel Fuller dont le premier rôle serait tenu par Clint Eastwood, une série B dépourvu d'humour, implacable, désabusé.

Bien entendu, avec un tel traitement, narratif et graphique, la série ne peut pas se permettre d'expliquer les tenants et aboutissants des situations qu'elle aborde, on est tout de suite plongé dans des bourbiers dont on devine vite que l'issue n'aura rien de positif ou de glorieux. On peut alors choisir de lire ces aventures en les savourant au premier degré, chaque décor s'appréciant d'abord pour son exotisme, et l'évolution des personnages se forgeant via des ellipses radicales. Ou alors, on peut, avant ou après avoir lu chaque trio d'épisodes, se renseigner un peu plus sur les causes et finalités de la guerre en Indochine, pour en savoir plus sur la déconvenue de l'armée française à Diên Biên Phu, ou sur l'implication de l'Agence lors du débarquement de la "baie des Cochons" avec les exilés du régime de Batista : ça ne prend pas beaucoup de temps, c'est instructif et ça permet d'apprécier la puissance et la pertinence d'Ennis.
L'auteur ne cherche en effet pas à faire la leçon sur la politique interventionniste des Etats-Unis, il est clair qu'il l'analyse sans sympathie, mais plus généralement on comprend que peu importe le gouvernement ou le pays, c'est l'impérialisme qui le dégoûte. En écrivant à hauteur d'homme, Ennis nous dit que la guerre est d'abord une histoire de victimes causée par des décideurs incompétents, indifférents du sort des soldats et des civils. Dans le récit situé en Indochine, il souligne l'absurdité cruelle qui existe entre des positions sur des cartes et la réalité de la vie des militaires dans un endroit promis à un massacre. A Cuba, la rapidité avec laquelle il est décidé de supprimer Castro et la manque de préparation de la mission vouent les agents qui en sont chargés à un échec programmé.
A chaque fois, c'est moins la motivation des hommes qui fait défaut que des défaillances logistiques et matérielles, et c'est cet écart entre des estimations de bureaucrates et les capacités des exécutants qui signent les échecs de ces missions, au prix de sacrifices terribles. Le contraste entre l'idéalisme et la vérité, la conviction et l'exercice est saisissant, parfaitement traduit.

Enfin, il faut saluer Dave Johnson qui signe toutes les couvertures : il a adopté pour chacune un approche distincte qui permet de prendre un peu de distance avec les faits. Il a conçu des images à la fois élégantes et inventives, au symbolisme intelligent, avec un esprit de synthèse remarquable.

*

Destiné à un public averti, cette fresque se lit avec une redoutable facilité : la crudité de certaines scènes, l'horreur de certaines autres, la lucidité intransigeante du récit, associées à des illustrations sans fioritures mais terriblement efficaces, en font une série à la fois éprouvante et impossible à lâcher.
Souhaitons que la seconde partie soit aussi bien menée.

samedi 12 avril 2014

Critique 432 : CAPTAIN AMERICA 2 - LE SOLDAT DE L'HIVER, d'Anthony et Joe Russo

CAPTAIN AMERICA 2 : LE SOLDAT DE L'HIVER est un film réalisé par Anthony et Joe Russo, co-produit par Marvel Studios et Paramount. Le scénario est signé par Christopher Markus et Stephen McFeely.
Dans les rôles principaux, on trouve :
Chris Evans : Steve Rogers/Captain America
 Scarlett Johansson : Natasha Romanoff/Black Widow
 Samuel L. Jackson : Nick Fury
 Sebastian Stan : Bucky Barnes/Le Soldat de l'Hiver
 Anthony Mackie : Sam Wilson / Le Faucon
 Robert Redford : Anthony Pierce

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 Black Widow (Scarlett Johansson) et Captain America (Chris Evans).

L'histoire (attention ! Spoilers !) :

Captain America et Black Widow, accompagnés d'un commando (l'unité Strike), doivent intervenir sur un navire détourné par un mercenaire du nom de Batroc, qui tient en otages plusieurs agents du SHIELD. La mission se déroule difficilement : Black Widow la compromet en récupérant des données informatiques détenues par les pirates alors que Captain America l'ignorait et Batroc réussit à s'enfuir. Mais les otages sont récupérés sains et saufs. 

 Black Widow (Scarlett Johansson)

Steve Rogers exprime son mécontentement à Nick Fury, le patron du SHIELD, à propos de la conduite de la mission et de la stratégie du SHIELD, qui s'équipe d'un armement lourd destiné à frapper préventivement de futures cibles terroristes. Pour Fury, il s'agit du meilleur moyen de préparer la paix dans le monde ; pour Rogers, il s'agit des prémices d'un règne de terreur. 
 Alexander Pierce (Robert Redford) et Nick Fury (Samuel L. Jackson)

Cette stratégie, Fury a pu l'élaborer grâce au soutien d'Alexander Pierce, un politicien qu'il a autrefois sauvé et qui représente désormais les intérêts américains auprès du conseil de sécurité mondial.

Fury est victime d'un attaque violente en pleine ville menée par des terroristes habillés en policiers et surtout un mystérieux personnage armé d'un bras mécanique. Le chef du SHIELD comprend qu'une telle opération contre lui n'a pu être commise qu'avec des complicités intérieures à ses services et il se cache chez Rogers à qui il confie une clé USB, contenant les données informatiques recueilles par Black Widow sur le navire détourné par Batroc, en lui conseillant de ne plus faire confiance à personne. Un sniper abat alors Fury et meurt sur la table d'opérations devant Rogers, Natasha Romanoff et Maria Hill (son adjointe).

Captain America s'entretient avec Pierce ensuite, qui est déterminé à venger Fury autant qu'il est convaincu que Rogers semble en savoir plus qu'il ne veut bien le dire sur les raisons pour laquelle leur ami a été tué.
Le héros échappe à une arrestation en quittant le bureau de Pierce mais il devient alors un fugitif recherché, accusé de trahison.
Rogers retourne à l'hôpital, où était admis Fury et où il a caché la clé USB, et y retrouve Black Widow, qui l'a récupérée. Elle est persuadée que Fury a été abattu par un tueur mythique, le Soldat de l'Hiver, auquel elle a eu affaire dans le passé.

Au risque d'être localisés par le SHIELD, Black Widow et Captain America tentent de lire les infos de la clé USB et cela les conduit jusqu'à un centre d'entraînement militaire désaffecté, où Rogers fît ses classes avant de devenir le super-soldat. En inspectant l'endroit, il découvre dans ses sous-sols un vaste complexe informatisé : c'est là, qu'après la Seconde Guerre Mondiale, l'armée fit travailler le scientifique nazi Arnim Zola mais aussi Howard Stark (le père de Tony, alias Iron Man). Zola permit alors à l'Hydra, l'organisation d'espionnage nazie, d'infiltrer le SHIELD au point qu'aujourd'hui toute l'agence est corrompue.
Un missile vient détruire la base et Captain America réussit encore une fois in extremis à s'en sortir avec Black Widow.   
 Sam Wilson/Le Faucon (Anthony Mackie)

Ils trouvent refuge chez Sam Wilson, un ancien soldat, qui a démissionné, et que Rogers a rencontré récemment lors d'un footing puis dans une séance de thérapie de groupe. Il avait alors évoqué avec lui ce qu'il pourrait faire si Captain America prenait, lui aussi, sa retraite.
En partageant avec Wilson ce qu'ils ont appris, Rogers et Romanoff en déduisent que l'agent Jasper Sitwell, qu'ils avaient sauvé sur le navire détourné par Batroc, est certainement une taupe au service de l'Hydra. Ils décident alors de le kidnapper pour le faire parler et empêcher que les terroristes nazis infiltrés au SHIELD ne mettent leur plan à exécution en utilisant l'arsenal préventif développé par l'agence.

Sitwell est enlevé et confirme les soupçons de Captain America et Black Widow. Mais le Soldat de l'Hiver et les commando du Strike interviennent alors pour récupérer l'agent et capturer Rogers et Romanoff. Une bataille terrible a lieu alors, durant laquelle Captain America découvre que le Soldat de l'Hiver n'est autre que son ami et ancien compagnon d'armes, Bucky Barnes, qu'il avait cru mort durant une mission durant la guerre. 
Bucky Barnes/le Soldat de l'Hiver (Sebastian Stan)

Rogers, Romanoff et Wilson sont arrêtés et emmenés en lieu sûr. Mais Maria Hill, qui a pris la place d'un membre du Strike, permet au trio de se faire la belle durant le transfert. Elle les conduit ensuite jusqu'à un repaire secret du SHIELD où se trouve... Nick Fury !
Celui-ci a maquillé son décès et récupère encore de ses blessures. Il a la conviction que Pierce est le chef d'orchestre de tous leurs ennuis mais il a un plan pour contrarier le massacre qu'il prépare. Pour cela, il faudra pirater les ordinateurs des trois héliporteurs surarmés du SHIELD et programmés pour cibler des civils - un carnage pour prouver à la fois la force de frappe de l'agence et son contrôle par l'Hydra.

Cependant, Pierce, sachant que Captain America et Black Widow sont au courant de ses projets après avoir interrogé Sitwell, ordonne que Bucky Barnes subisse une nouvelle séance d'électrochocs car il a été troublé par ses retrouvailles avec Rogers. Il doit être prêt à l'affronter de nouveau et à le tuer cette fois. 
L'agent 13, Sharon Carter (Emily VanCamp)

Sam Wilson, devenu le Faucon avec son équipement de vol, et Captain America sont chargés d'attaquer les héliporteurs pour reprogrammer leurs ordinateurs tandis que Fury, Maria Hill et Black Widow investissent le QG du SHIELD pour atteindre Pierce et guider Rogers et son acolyte.
Le Soldat de l'Hiver écarte le Faucon puis affronte Rogers tandis que Pierce est neutralisé. Les héliporteurs s'entredétruisent. Black Widow rend publics tous les dossiers du SHIELD afin de griller aussi les agents infiltrés de l'Hydra.


Captain America (Chris Evans)

Nick Fury prend le maquis. Natasha Romanoff défie la commission d'enquête de l'arrêter en déclarant que les super-héros sont les derniers protecteurs du monde libre. Steve Rogers reçoit l'aide de Sam Wilson pour partir à la recherche de Bucky Barnes, qui a préféré disparaître à nouveau après avoir recouvert la mémoire durant sa dernière bagarre avec Captain America.

(Deux scènes supplémentaires se déroulent après la fin : la première montre le baron Von Strucker, cadre de l'Hydra, préparant déjà la suite des hostilités avec deux captifs doués de super-pouvoirs - les jumeaux Wanda et Pietro Maximoff alias Scarlet Witch et Quicksilver. La seconde montre Bucky devant le mur dédié à sa biographie dans le musée abritant l'exposition consacrée aux exploits de Captain America durant la guerre.)

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Le premier film consacré à Captain America (First Avenger, réalisé par Joe Johnston en 2011) fut une des meilleures productions des studios Marvel et Paramount dans la désormais longue liste d'adaptations des comics de la "maison des idées". Cette réussite allait être confirmée par Avengers de Joss Whedon (en 2012), le troisième plus grand succès commercial de l'histoire du box office mondial.

Depuis, on a eu droit au surprenant Iron Man 3 (inégal mais avec d'excellentes audaces) et au brouillon Thor 2 : Le Monde des Ténèbres (spectaculaire mais un peu alambiqué). C'est dire qu'avec ce nouvel opus l'attente était grande, et la curiosité attisée par le fait que ce sont deux réalisateurs de comédies qui étaient choisis pour le diriger.

Pourtant, inutile de tourner autour du pot, c'est sans doute le meilleur film Marvel de la collection, un film dense et riche en actions, qui redistribue un paquet de cartes pour la suite, et dont le seul bémol réside dans quelques ellipses et le fait que désormais il faut vraiment suivre chaque épisode pour apprécier le produit présenté (les producteurs ont clairement pris le parti de concevoir chaque projet comme un élément d'un univers partagé, avec des références à d'autres personnages et d'autres évènements dans des films précédents).

Les scénaristes et les deux réalisateurs ont fait le pari de s'inspirer directement d'une histoire récente des comics de Captain America puisque l'intrigue s'appuie sur le Winter Soldier (le Soldat de l'Hiver), personnage installé au tout début du run d'Ed Brubaker (en 2005). S'il n'est évidemment pas question (ni même possible) d'adapter littéralement les épisodes originaux, c'est la première fois qu'un film emprunte aussi directement à la source et une source aussi récente.

Ce faisant, Captain America 2 est aussi presque davantage un film d'espionnage dans la lignée d'oeuvres américaines des années 70 (comme Les 3 Jours du Condor de Sydney Pollack) qu'un film de super-héros traditionnel - il suffit presque, pour s'en convaincre, au-delà de la trame, de compter les scènes où les héros apparaissent dans leurs costumes de justiciers : dans sa grande majorité, le film nous montre Steve Rogers (même son bouclier n'est jamais loin), Natasha Romanoff et Sam Wilson en civil.

Au-delà de ces considérations vestimentaires, ce qui frappe ici, c'est que le film s'articule autour de quelques scènes d'action très spectaculaires (l'opération sur le navire au début, l'attaque contre Fury, l'évasion de Captain America, la riposte à l'enlèvement de Sitwell, et le long final avec les héliporteurs), pas plus d'une demi-dizaine, ce qui est finalement peu pour un film d'aventures de 2h10, même si chacune dure longtemps et frappe les esprits par sa démesure croissante. Cela signifie qu'entre chacun de ces moments forts se déploie une intrigue complexe mais néanmoins facile à suivre, car linéairement développée et clairement narrée (selon le modèle d'une pelote qu'on déroule, chaque nouvelle découverte conduisant à la suivante jusqu'à la révélation globale du plan des méchants et de la contre-attaque des gentils).

De ce strict point de vue scénaristique, Captain America 2 est le plus abouti de tous les films Marvel (plus même que les Avengers), avec des situations surprenantes et obéissant à la logique, des thématiques adultes (un état de terreur contre un état de liberté), des personnages ambivalents (en proie au doute comme Rogers, dépassé par leur propre complicité avec le système comme Fury ou Romanoff, reprenant du service comme Wilson, corrompant le monde comme Pierce).

L'ensemble possède une richesse, une profondeur inédites, qui tout en soignant le divertissement apporte au spectateur de l'épaisseur au propos, aux protagonistes, sans sombrer dans une réflexion trop sérieuse (tout cela a valeur de symbole, à l'image de son héros, et conserve les fantaisies propres au genre, avec son lot de super-soldats revenus d'entre les morts, de barbouzes médusés, etc).

Parfois, toutefois, on devine qu'au montage, le film a sacrifié des éléments du script un peu trop sèchement et si les fans des comics n'auront pas de mal à remplir les blancs, les spectateurs moins initiés trouveront certains aspects vite expédiés ou même carrément nébuleux : celui qui, sans être connaisseur, aura tout compris sur la manière dont Bucky Barnes a non seulement survécu à la guerre mais a été récupéré et conditionné par les nazis avec les quelques flashs rétrospectifs du film pourra s'estimer heureux, et, usant d'un cliché tout aussi rapide, la façon dont le Soldat de l'Hiver est troublé en un regard et une phrase par Steve Rogers au point, à la fin, de recouvrer la mémoire (même si, dans une des deux scènes post-générique, on devine qu'il n'est pas tout à fait remis) est un peu facile.

Sans doute qu'avec quelques minutes en plus (ou en moins pour les scènes d'action, notamment à la fin), tout cela aurait pu être plus intelligemment explicité, mais c'est une faiblesse récurrente chez de nombreux films de super-héros (en particulier chez Marvel) que de sacrifier des tournants psychologiques importants au profit du pur spectacle.

Mais ces réserves ne suffisent pas à gâcher le plaisir pris dans l'ensemble (d'autant qu'on n'a pas droit au quota de répliques soi-disant drôles qui ont entaché les deux Thor ou les deux derniers Iron Man : si le film est plus sombre et sérieux, il n'est pas pour autant trop sombre ni trop sérieux et donc peut se passer de touches pseudo-humoristiques).   

On retiendra aussi, autres points positifs, qu'aucun rôle dans une distribution pourtant abondante n'est négligée (à l'exception de l'agent 13, Sharon Carter, mais ce n'est sans doute que partie remise, le personnage semblant promis à revenir dans le prochain épisode).

Ainsi, Captain America est traité comme cet homme hors du temps fidèle aux bandes dessinées, et c'est sa figure idéaliste qui l'empêche d'être une caricature patriotique, un emblème de l'impérialisme américain : ce héros un peu lisse devient de plus en plus touchant car il refuse de n'être qu'un bon soldat, d'adhérer à une politique répressive. Il pense même à raccrocher, ce qui est assez culotté pour ce type de personnage et de film !
Si le Soldat de l'Hiver est donc assez faiblement présenté, il s'avère un adversaire très intéressant et à la cinégénie efficace : il est assez puissant pour impressionner le Captain et visuellement, sa transposition à l'écran est parfaite (le personnage tel que designé par Steve Epting, très respecté ici, était, il faut le dire, taillé pour le cinéma). C'est moins un méchant, certes très physique, qu'un héros perverti et promis lui aussi à être réemployé et resitué dans l'avenir.
La Veuve Noire gagne aussi en épaisseur et en présence à l'image, son duo avec Steve Rogers fonctionne très bien (l'histoire déjoue avec habileté la romance que pouvait suggérer les photos diffusées lors du tournage). Surtout, le personnage obtient un statut bien à lui à la fin de l'aventure, qui va certainement résumer celui de tous les Avengers liés au gouvernement (hors-la-loi ? Electrons libres ? Justiciers indépendants ? Contre pouvoir ?).
L'introduction du Faucon est également une réussite : en tant que Sam Wilson, c'est un second rôle nuancé, qui forme un bon tandem avec Rogers/Cap', fidèle à ce qu'on voit dans les comics. Il dispose de scènes variées, et dans l'action, il offre des séquences vraiment vertigineuses.
Enfin, les personnages de Fury et Pierce s'intègrent aussi de manière épatante à l'intrigue : le premier connaît là son aventure la plus mouvementée où il apparaît dans toute sa splendeur, manipulateur manipulé et revanchard puis prenant le maquis (son retour sera à coup sûr une attraction prometteuse) ; le second est le vrai bad guy de l'affaire, pas simplement un méchant classique mais un ennemi retors qui se dévoile progressivement (même si le fan de comics aura pu fantasmer à une double identité encore plus jubilatoire).

La mise en scène des frères Russo, alors même qu'ils ne sont pas issus du cinéma d'action à grand spectacle, est le grand atout de cette production. Ils ont su trouver la bonne distance pour filmer ce divertissement auquel ils donnent tout le muscle nécessaire quand il le faut, avec des parties très mouvementées, des bastons énergiques, de la tôle froissée à foison, des effets pyrotechniques et du dolby surround en volume suffisant pour tout le monde, mais aussi un vrai soin pour raconter l'histoire de manière lisible, nette, avec des alternances diminuendos-crescendos très maîtrisés.

Et puis il faut reconnaître que Marvel, fort de ses succès antérieurs et donc d'une grosse tirelire, met le paquet et ça se voit sur l'écran : les décors, les véhicules, les costumes, tout le production design est extrêmement luxueux, avec une photo qui sait à la fois mettre en valeur tout ce décorum sans s'arrêter au clinquant. Le triomphe d'Avengers a, c'est évident, placé le curseur très haut, il faut dorénavant que chaque film consacré aux membres de l'équipe soit à la (dé)mesure du blockbuster de Whedon, et de ce point de vue, Captain America 2 est le long métrage le plus impressionnant (bien plus que les derniers Iron Man ou les deux Thor). Le film ne faiblit jamais, on en a pour son argent et on sent que l'argent investi a été bien dépensé dans cette optique, qu'il s'agisse du soin apporté à la rédaction du script à l'ampleur désiré pour le mettre en image.

La distribution est aussi enthousiasmante : Chris Evans n'est pas un grand acteur et il ne fait pas non plus de numéro, mais il sait se montrer plus subtil qu'un Chris Hemsworth (qui incarne Thor, un personnage il est vrai plus difficile car plus fantastique) ou un Robert Downey Jr (génial dans la composition mais qui entraîne Iron Man parfois dans le show). Il n'empêche, il a su s'imposer dans le rôle alors que je n'étais pas conquis d'avance.
La grande gagnante de cet opus 2 est toutefois Scarlett Johansson qui, après avoir dû se contenter de quelques scènes frustrantes dans Iron Man 2 et fait à peine plus que de la figuration dans Avengers, a cette fois une vraie partition à jouer. Même si elle ne paraît toujours pas un choix idéal pour incarner la Veuve Noire (on ne croit par exemple pas une seconde qu'elle puisse être une telle combattante, ce qui est quand même embêtant pour jouer une super espionne), elle se défend très bien en restant sobre, charmeuse juste ce qu'il faut, sexy sans être réduite à ça (ne pas la voir évoluer en permanence dans une combinaison noire moulante aide aussi).
Sebastian Stan reprend son rôle de Bucky Barnes tout ayant la lourde tâche d'incarner le Soldat de l'Hiver. Il ne démérite pas, même si, comme je l'ai dit plus haut, le montage du film a un peu trop sacrifié les tourments du personnage. Stan manque un peu de charisme, d'expressivité, mais ses scènes avec Evans sont assez intenses.
LA déception vient d'avoir confié à l'inspide Emily VanCamp le rôle de Sharon Carter. Enfin, "rôle", c'est un bien grand mot : certes, on sent bien qu'il s'agissait de présenter le personnage pour mieux le développer dans le futur, mais la comédienne de la série Revenge est trop fade, elle manque cruellement de présence. Elle ne serait pas là que le film n'en souffrirait pas.
Heureusement, il y a Samuel L. Jackson, toujours impeccable dans son rôle de Nick Fury, et qui, comme Johansson, a vraiment quelque chose à jouer. Il en impose naturellement, la mythologie de l'acteur fétiche de Tarantino bénéficiant à celle du directeur du SHIELD.
Et que dire de la présence de Robert Redford ? Effet garanti que de voir l'interprète de tant de chefs d'oeuvre dans la distribution d'une production Marvel : c'est savoureux de le voir camper le méchant, sans jamais se départir de cette classe folle et de ce charisme intact - ça, c'est de la guest-star !

Captain America 2 remplit donc son contrat - un divertissement bluffant doté d'un scénario malin - mais il fait même mieux que ça, en redessinant le Marvelverse au cinéma (plus de SHIELD, des personnages redéfinis), et en teasant de manière alléchante Avengers 2 (Age of Ultron, qui sortira au Printemps 2015, actuellement en tournage, avec la première apparition de Elizabeth Olsen en Scarlet Witch et Aaron Taylor-Johnson en Quicksilver).
D'ici là, cet été, il y aura Guardians of the Galaxy (de James Gunn). Et le Captain sera de retour en 2016.